vendredi 9 mai 2014

L’abolition de l’esclavage considérée sous l’angle du rôle qu’y jouèrent les esclaves et les descendants d’esclaves. (1/2)

RESISTANCES, REVOLTES, MARRONNAGE...

« Just as all Blacks, even under the most degrading forms of slavery, consented to become niggers, so by no means all or even most of the niggers in history have been Black ».[1] E. D. Genovese
 
Alors que je commençais la rédaction de cet essai, je fus subitement envahi par un souvenir vieux de soixante-six ans. C’était en 1948, l’année du centenaire de la deuxième abolition française de l’esclavage. J’étais alors un lycéen de 5e ou de 4e dans une ville de

Yanga et ses compagnons formèrent

l’une des premières communautés

libres dans le Nouveau Monde.

(Photo : Anwar Vazquez)
l’extrême Sud-ouest de la France, et j’ignorais tout de l’histoire de la traite et de l’esclavage… En fait nous étions trois, arrivés un peu plus d’un an auparavant de notre Côte d’Ivoire natale.

Pour honorer la mémoire de Victor Schoelcher, les autorités de notre lycée avaient organisé une petite cérémonie, et nous devions en être, en quelque sorte, les invités d’honneur. En tout cas nous y étions conviés tous les trois alors que l’ensemble des autres lycéens ne devaient y être représentés que par un seul élève de la classe de philosophie, qui devait prononcer le seul discours normalement prévu.
Quand nous en fûmes avertis, l’un de nous, celui qui tenait le milieu par son âge, refusa sèchement d’assister à la commémoration d’un événement qui, expliqua-t-il, ne le concernait pas ! Ajoutant qu’il n’avait rien à voir avec l’esclavage, n’ayant jamais été esclave lui-même ni aucun de ses ascendants, et qu’aucun de ceux-là n’avait non plus été esclavagiste. Ce qui était d’ailleurs vrai de nous trois. Le plus âgé d’entre nous ne fit pas d’objection, mais il demanda, et obtint, de prendre aussi la parole le jour de la cérémonie. Et comme il y allait, que c’était mon cousin germain et que de moi à lui, nos rapports étaient ceux d’un petit frère à son grand frère, je ne pouvais qu’y aller aussi.
Je suis incapable de me rappeler le moindre mot du discours de mon cousin mais, tel que je le connais, je parierais qu’il explicita éloquemment les raisons du refus de notre compatriote de participer à la petite fête en l’honneur de Schoelcher, et qu’il ne manqua pas de rappeler à ses auditeurs que, comme jeunes Ivoiriens dont le pays vivait alors une phase cruciale de sa jeune histoire, nous avions, cette année-là, l’esprit à bien autre chose que la commémoration d’un événement dont lui au moins devait déjà savoir qu’il eut pour conséquence quasi directe la ruée des ex-puissances esclavagistes sur l’Afrique noire pour se la partager.
Mon camarade a-t-il eu raison de boycotter le centenaire de l’abolition de 1848 ? Eh ! bien, d’un certain point de vue, oui ! Car si l’esclavage moderne et la traite des nègres qui l’alimentait font partie intégrante de l’histoire de l’Afrique noire, il ne s’en suit pas nécessairement que chaque Africain était ou est, en tant que tel, directement et personnellement concerné par cette histoire. C’est, je crois, ce que mon camarade voulait faire comprendre aux autorités du lycée, qu’il soupçonnait sans doute de nous avoir invités à cette cérémonie parce qu’ils nous considéraient comme d’heureux bénéficiaires de l’abolition de 1848… Sinon je suis à peu près sûr que s’il s’était agi non pas de glorifier le seul Schoelcher mais, avec lui, à côté de lui, tel ou tel autre de ces anciens esclaves ou descendants d’esclaves qui s’illustrèrent dans les débats et dans les combats qui ont abouti à l’abolition définitive de la traite des nègres, puis de l’esclavage lui-même ; si, en ce jour de 1948, le nom de Toussaint-Louverture – ou seulement celui d’Auguste Perrinon – avait été associé à celui de Schoelcher, mon camarade n’eut sans doute pas refusé de s’associer à l’hommage qu’on leur rendait. A condition, bien sûr, qu’il sût qui étaient Toussaint-Louverture ou Auguste Perrinon ! Pour ma part, je l’ignorais totalement en 1948. Et quoiqu’il fût déjà plus instruit que moi, mon camarade aussi l’ignorait très probablement à cette époque…  

*
Toussaint-Louverture, le chef des esclaves et des descendants d’esclaves dont la révolte rendit nécessaire la première abolition française par la Convention en 1794, est mort prisonnier du Premier consul Bonaparte juste l’année avant celle de la naissance de Victor Schoelcher, et plus de quarante ans avant la victoire des abolitionnistes de 1848 parmi lesquels figuraient en très bonne place les « hommes de couleur » Perrinon, Gaumont, Percin. Car, sur les sept membres de la commission d’abolition de 1848, trois au moins étaient des descendants d’esclaves. J’ai choisi, pour commencer, de vous parler d’eux et de quelques-uns de ceux qui les avaient précédés.
François Auguste Perrinon, est né à Saint-Pierre (Martinique) d'une famille de libres de couleur. Envoyé en France, il devient élève de l'école Polytechnique et se spécialise dans l'artillerie de Marine. En 1842, il fait partie de la garnison de la Guadeloupe. C’est un anti-esclavagiste modéré. En 1847, dans une brochure intitulée « Résultats d'expérience sur le travail des esclaves », il s'emploie à démontrer que le travail libre est possible. Un an plus tard, il fait partie de la Commission d'abolition de l'esclavage, puis est envoyé comme commissaire d'abolition, puis commissaire général à la Martinique. De 1849 à 1850, il est député à l'Assemblée Nationale. Après le coup d'Etat du 2 décembre 1851, il regagne la Martinique où il exploite des salines. Ayant refusé de prêter serment à Napoléon III, il est rayé des cadres de l'armée en 1853.
Charles Gaumont, un ouvrier horloger, était, lui, un abolitionniste radical. Rédacteur du journal « L'Union Ouvrière » qui avait aidé, en 1843, à la réalisation de la pétition des ouvriers pour l'abolition immédiate, sa présence dans la commission symbolisait la contribution de la classe ouvrière. En mai 1848, il fut nommé secrétaire-archiviste du Conseil privé de la Guadeloupe.
Louis Percin était un jeune avocat d’origine martiniquaise. De lui on ne sait pas grand-chose d’autre, à part qu’il était, avec l’historien Henri Wallon, l’un des deux secrétaires de la commission d’abolition.
A eux trois, ils symbolisent le fait que ceux qui étaient, à un titre ou à un autre, les victimes du système esclavagiste ne furent pas que des bénéficiaires passifs de son abolition comme l’historiographie officielle pourrait le faire croire, mais qu’ils y jouèrent même très souvent les rôles principaux.  

Résistances à l’asservissement et révoltes des esclaves 

L’histoire de la résistance des populations africaines à l’asservissement et celle de la lutte des esclaves contre leurs conditions de vie et de travail commencent en même temps que celle de la traite transatlantique et de l’esclavage moderne. Selon les lieux et selon les circonstances, cette résistance et ces luttes ont revêtu des formes diverses et variées, allant des actions collectives telles que l’attaque des embarcations ou des navires négriers depuis le rivage, la révolte des captifs pendant la traversée, la rébellion sur les plantations précédée ou suivie par la fuite en marronnage, aux actions individuelles telles que suicides, avortements, infanticides, sabotages…
On estime le nombre total d’actes de résistance de la part des Africains à l’encontre des bateaux négriers et de leurs équipages à environ 485, dont au moins 93 cas d’attaque depuis le rivage, et 392 cas de révolte à bord. Sur ces 392 cas, 353, soit 90% se sont produits entre 1698 et 1807.
Plus de 360 navires furent concernés, et quelques-uns le furent plus d’une fois au cours de la même traversée. En y incluant une vingtaine de projets de révolte qui furent éventés avant de pouvoir être mis en œuvre, on estime qu’un navire négrier sur dix a été le théâtre d’une révolte effective ou d’une tentative de révolte.
Les révoltes d’esclaves sur les plantations ou dans les mines ont été très précoces et elles ont affecté toutes les colonies. S’agissant, par exemple, d’Hispaniola, future île de Saint-Domingue, la première terre découverte et la première colonisée, le processus qui devait y aboutir à l’abolition définitive du système esclavagiste a commencé, pour ainsi dire, dès le jour où la première cargaison de bois d’ébène fut débarquée sur une de ses plages.  En effet, dès 1503, le gouverneur espagnol de cette colonie demandait à son souverain l’arrêt de l’envoi de Nègres esclaves originaires d’Afrique, à cause des troubles qu’ils fomentaient et de leurs trop fréquentes fuites en marronnage. En 1521, sur le domaine de Diego Colomb, le propre fils du découvreur, eut lieu ce qui fut sans doute la première révolte massive d’esclaves noirs dans tout le Nouveau monde.
En 1537, une tentative de rébellion fut étouffée à Mexico. D’après le rapport qu’en fit le vice-roi à la cour d’Espagne, il s’agissait d’un vaste complot des Noirs qui s’étaient déjà choisi un roi, et qui projetaient d’appeler les autochtones à se joindre à eux pour massacrer les Espagnols.
A la charnière des 18e et 19e siècles, les révoltes devinrent de plus en plus fréquentes malgré la sévérité des châtiments encourus par les rebelles quand ils étaient pris.
Pour les seuls (futurs) Etats-Unis, on compte, au 17e siècle et au 18e siècle, plus de 250 révoltes impliquant plus de dix esclaves. On connaît mieux celles qui eurent lieu au cours des trente premières années du 19e siècle, à savoir : celles de Gabriel Prosser en 1800 en Virginie, de Charles Deslondes en 1811 dans la région de La Nouvelle Orléans, de Denmark Vesey à Charleston (Caroline du Sud) en 1822, et celle de Nat Turner dans le comté de Southampton (Virginia), en 1831, sans doute parce que venant après les événements de Saint-Domingue, et parfois inspirées par eux, elles furent, en quelque sorte, davantage médiatisées.
Dans la région des Caraïbes, entre 1798 et 1815, il y avait au moins deux révoltes chaque année.
Ainsi il devenait toujours plus évident que si les esclavagistes persistaient à ne pas vouloir abolir l’esclavage, les esclaves eux n’allaient plus tarder à l’abolir. Et, de fait, ce qui décida l’Angleterre à abolir l’esclavage dans ses colonies en 1833, c’est une rébellion qui, deux ans plus tôt, avait mobilisé en Jamaïque plus de 20.000 esclaves et qui, survenue seulement quelques mois avant un renouvellement partiel du parlement, y avait amené une majorité favorable aux abolitionnistes, laquelle vota enfin l’Abolition Bill. 

Le marronnage 

Une autre forme de résistance également très usitée, était le marronnage. Cétait le nom donné à la fuite d'un esclave hors de la propriété de son maître. Le fuyard lui-même était appelé Marron, d'après l’espagnol Cimarron. Le marronnage fut aussi un phénomène très précoce et très précocement généralisé. Les Marrons se réfugiaient généralement dans des lieux inaccessibles. Parfois, ils parvenaient à se regrouper en de véritables communautés clandestines hiérarchisées et organisées militairement, capables non seulement de se défendre contre des troupes régulières mais aussi de mener des attaques contre leurs anciens maîtres. Les esclaves fugitifs ont créé de ces communautés dès les commencements de la traite transatlantique, et d’abord en Afrique même, notamment sur l’île de Sao Tome. Il y en aura tant que dureront la traite et l’esclavage ; et il y en aura partout où il y avait des esclaves.
Certaines de ces communautés ont perduré jusqu’à nos jours ; on les trouve surtout en Guyana, au Surinam, en Guyane française (où ils constitueraient aujourd’hui la moitié de la population globale), en Colombie, au Honduras, à la Réunion, et aussi à la Jamaïque où, cependant, ils ne forment pas une société absolument séparée du reste de la population. 

Les marrons ont joué un rôle considérable dans l’histoire de l’Amérique insulaire et continentale par leur seule existence d’abord, mais aussi par leurs interventions directes ou indirectes dans les rivalités entre les puissances esclavagistes. Les Anglais furent semble-t-il les premiers à les utiliser contre les Espagnols. Le procédé fut inauguré par Francis Drake en 1572. Pendant son séjour dans l’isthme de Panama, Drake et son équipage ne durent  leur salut qu’à une communauté de marrons qui leur procurèrent des vivres, et qui les aidèrent même à s’emparer d’une caravane de mules chargées d’or. Par la suite, Drake utilisa couramment des marrons comme alliés dans ses campagnes contre les Espagnols au Panama, à Cartagena de Indias aujourd’hui en Colombie, puis en Floride (1586). Après la campagne de Floride, il installa ses alliés noirs sur le territoire de la colonie anglaise de Roanoke, aujourd’hui en Caroline du Nord.
La tradition créée par Drake devait être reprise par les Anglais à l’occasion de la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Les Anglais s’étaient emparés de la Floride en 1763. Jusqu’à la Révolution américaine, ils s’efforcèrent d’empêcher les esclaves fugitifs de s’y refugier. Mais lorsque la guerre d’indépendance éclata, ils offrirent la liberté, la terre et des grades à tout Noir qui prendrait les armes contre les colons rebelles. Entre 1775 et 1781, cette politique provoqua un immense exode d’esclaves fugitifs vers la Floride, qui était la seule colonie restée loyale durant toute la guerre. 

En Jamaïque, de 1655 à 1660, les Espagnols tentèrent à leur tour d’utiliser les marrons contre les Anglais. Après que ceux-ci se furent emparés de l’île, les Espagnols recrutèrent des marrons comme auxiliaires. Pendant cinq ans ces derniers harcelèrent les Anglais avec tant de succès que les Espagnols décidèrent de se reposer entièrement sur eux et retirèrent leurs propres troupes. Mais les marrons changèrent de camp lorsque les Anglais leur firent une meilleure offre en 1660, et ils les aidèrent à bouter définitivement les Espagnols hors de l’île. Moins d’un siècle plus tard, nouveau retournement, cette fois contre les Anglais. Dans cette île où leurs communautés s’étaient constituées à la suite de nombreuses révoltes, les marrons soutinrent une véritable guerre face à des troupes régulières britanniques de 1725 à 1740, et obtinrent par négociation la concession d’un territoire indépendant. Pour mémoire, leurs chefs s’appelaient Cudjoe, Accompong, Cuffee, Quaco, des noms qui signent à la fois leur appartenance à une aire culturelle aujourd’hui à cheval entre la Côte d’Ivoire et le Ghana, et le fait qu’il s’agissait très probablement de gens qui avaient choisi la liberté sitôt débarqués d’un bateau négrier, ce qui explique qu’ils aient conservé leur langue et leurs noms africains. Certains vieillards jamaïcains descendants de marrons, parlaient des dialectes africains, et on retrouve Anansê l’araignée, personnage récurrent des contes agnis, dans le folklore jamaïcain. 

Bayano, Gaspar Yanga, Domingo Bioho, Domingo Criollo, Ganga Zumba 

Il y a eu beaucoup d’autres marrons célèbres. Mais, si toutes ces aventures témoignent d’une volonté irrépressible de briser leurs chaînes et celles de leurs compagnons de misère, tous n’ont pas atteint leur but, tant s’en faut !, et la plupart même l’ont payé de leur vie. 

Bayano s’enfuit de la ville de Panama vers 1549, et se réfugia dans les montagnes avec ses compagnons qui le couronnèrent roi. De la première expédition punitive contre eux, il ne revint que quatre soldats. Une première fois il se rendit et on le laissa en liberté à condition qu’il ne s’échappe plus ; mais il se rebella à nouveau ; capturé, il fut renvoyé en Espagne. 

Au Mexique, en 1570, moins de trente ans après le complot avorté de Mexico, la région de Veracruz fut le théâtre d’une sanglante révolte. Le chef des esclaves révoltés s’appelait Gaspar Yanga. La légende dit qu’il était originaire de l’actuel Gabon, et qu’il appartenait à une lignée royale. Les rebelles se refugièrent dans les montagnes, et se constituèrent en une petite colonie indépendante (palenque). Ils avaient établi des relations de bon voisinage avec les Indigènes et, durant plus de 30 ans, ils vécurent en paix en marge de l’établissement espagnol. Vers 1609, comme la colonie s’accroissait et se renforçait sans cesse, les Espagnols décidèrent de l’anéantir. Mais l’expédition qu’ils lancèrent à cet effet échoua, et ils durent négocier un traité de paix aux termes duquel les marrons étaient reconnus comme les « bourgeois » d’une ville libre dont Yanga devenait le gouverneur, et où les Espagnols n’auraient le droit de pénétrer que les jours de marché. Ainsi naquit la ville de San Lorenzo de los Negros, où le souvenir de Gaspar Yanga est toujours vivant.

L’histoire de Yanga et de ses compagnons constitue le seul exemple connu à ce jour d’une révolte d’esclaves ayant abouti à la reconnaissance légale de leur liberté et à leur intégration effective dans la société coloniale.

En 1860, trois siècles après ces faits, l’écrivain mexicain Vicente Riva Palacio, lui-même descendant d‘esclaves par sa mère, qui était la fille du général « mulâtre » Vicente Guerrero, l’un des libérateurs du Mexique et le deuxième président du pays – sa présidence dura à peine neuf mois, mais il eut quand même le temps de décréter l’abolition de l’esclavage sur tout le territoire mexicain –, sortit Gaspar Yanga de l’oubli. Aujourd’hui le rebelle de 1570 est honoré par les Mexicains comme l’un de leurs héros nationaux. Sur la fresque murale en leur honneur, Gaspar Yanga figure un peu en retrait derrière Moctezuma. 


Le marronnage à grande échelle fit son apparition en Nouvelle Grenade, dont faisait partie l’actuelle Colombie, dès les commencements de son histoire. Vers 1570, les Espagnols lançaient régulièrement des expéditions contres des communautés marronnes installées autour de Cartagena de Indias, le port négrier le plus actif à l’époque.
En, 1599, dans cette même ville, des esclaves qui se plaignaient des mauvais traitements de leur maître se révoltèrent. L’un d’eux, qui s’appelait Domingo Bioho, décida de déserter et il emmena avec lui une trentaine d’autres esclaves avec leurs femmes. Pendant cinq ans, depuis les terres marécageuses où ils s’étaient refugiés, Bioho et ses compagnons entretinrent une véritable guerre contre l’Espagne, exigeant la reconnaissance de leur liberté et la concession d’un territoire. En 1605, le gouverneur de Cartagena écrivit au roi : « Ils ont envoyé demander la paix et, vu la difficulté d’en venir à bout avec nos moyens limités, je me suis résolu à la leur accorder pour une durée d’un an… ». Bioho et ses compagnons obtinrent le droit de circuler librement dans toute la région, y compris à Cartagena même, de porter des armes à l’intérieur comme à l’extérieur de la cité, et d’être traités avec déférence par les autorités. En somme, ils étaient reconnus comme des hommes libres.  

L’histoire de Bioho se termina plus mal que celle de Yanga. Car les Espagnols rompirent le pacte et Bioho fut tué. Cependant, le mouvement qu’il avait lancé n’en fut pas interrompu pour autant. Durant les deux siècles suivants (1603-1799), le marronnage connut un développement exponentiel dans cette région. A partir de Cartagena, des flots de fugitifs alimentaient sans cesse les palenques existants, ou créaient de nouvelles colonies. De là, elles se disséminaient dans toutes les directions, jusqu’à Panama. 

En 1691, répondant favorablement à une requête directe du chef marron Domingo Criollo, qui réclamait pour lui et ses compagnons la reconnaissance formelle de leur liberté, « vu que cela faisait des années qu’ils étaient libres », le roi d’Espagne  émit un édit dont l’application aurait inévitablement entraîné plus de rébellions, l’abolition de l’esclavage, l’octroi de terres aux Noirs, avec pour conséquence la ruine de toute l’économie fondée sur le travail servile. Evidemment cet édit ne fut jamais appliqué. Criollo fut pris et pendu. Et la guerre des marrons reprit de plus belle. Jusqu’à ce que, en 1713, l’évêque de Cartagena propose de conclure avec les rebelles un accord de bon voisinage. Cet état de fait devint officiel vers 1779, avec la reconnaissance du droit de propriété collective des Noirs sur les terres sur lesquelles ils étaient établis. 

La plus célèbre communauté de marrons restera le "Quilombo de los Palmares", qu’on situe dans l’actuel Etat brésilien d’Alagoas. Sa principale originalité, c’est d’avoir persisté pratiquement durant tout le XVIIe siècle, de 1605 jusqu’à sa destruction en 1694. Son premier roi s’appelait Ganga Zumba ; son frère, Ganga Zona, commandait l’arsenal et son neveu, Zambi, l’armée. Palmares avait une population d’environ 20.000 âmes, des Noirs, mais aussi des Indiens et des Blancs pauvres. Les Portugais ne purent en venir à bout qu’après une campagne de deux ans au cours de laquelle ils mobilisèrent 6.000 soldats.  

De Mackandal à Toussaint-Louverture… 

Il est à peine utile de préciser que, par elles-mêmes, individuellement si je puis dire, ces révoltes furent en général peu efficaces. Souvent même il ne s’est agi que de simples projets éventés avant même d’avoir connu un commencement d’exécution. Lorsqu’elles réussirent, ce fut le plus souvent une victoire éphémère et limitée dans l’espace comme dans le temps. Une seule fois cela aboutit à la victoire complète et définitive des esclaves. Cela eut lieu, plus de trois siècles après le début de cette histoire, dans la partie française de Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti. Car ce qu’on a appelé la Révolution haïtienne ne fut qu’une révolte d’esclaves tout à fait semblable par son origine, par sa nature et jusque par ses causes immédiates, à toutes celles qui ont jalonné l’histoire de l’esclavage moderne. Même si sa réussite s’explique pour beaucoup par les circonstances historiques particulières de sa survenue, ce succès n’en fut pas moins avant tout celui d’une armée d’esclaves, d’affranchis et de libres de couleur.
A la veille de la révolution française de 1789, il y avait à Saint Domingue environ 600.000 habitants dont 500.000 esclaves et une quarantaine de milliers de marrons. Ce sont ces marrons, avec à leur tête Boukman, Biassou, Jean-François, émules de Mackandal – un marron célèbre roué vif au début des années 1750 pour avoir tenté de soulever les esclaves –, qui, en 1791, donnèrent le signal de la révolte qui conduisit à la première abolition française de 1794, après que Toussaint-Louverture en prit le commandement. 

*
Haïti a occupé l’actualité au tout début de l’année 2010, à cause de l’un des drames les plus affreux de son histoire, qui en compte pourtant beaucoup : cyclones, inondations cataclysmiques, pour nous en tenir aux seules catastrophes dites naturelles. Le séisme du 12 janvier 2010 donna l’occasion de rappeler l’histoire de ce pays, son origine, les circonstances de sa création, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, à partir de la plus importante et la plus riche colonie française de cette époque. Beaucoup de ces choses ont été dites alors de façon un peu sommaire, ce qui se comprend au demeurant. Car, par son ampleur, le drame sur le fond duquel avait lieu ces rappels accaparaient trop les esprits pour qu’on s’intéressât vraiment aux détails de cette histoire deux fois centenaire… Une histoire dont l’historien étatsunien Eugene Genovese a résumé la moralité dans la belle formule qui sert d’exergue à cet essai : « De même que dans la servitude la plus dégradante tous les Noirs ne consentirent pas à devenir des "nègres", il s’en faut de beaucoup que tous les "nègres" de l’histoire, ou seulement la plupart d’entre eux, aient été des Noirs ». (Traduction libre de l’auteur)

 
Marcel Amondji


[1]. E.D. Genovese, The World the Slaveholders Made. Two Essays in Interpretation, Vintage Books, New York 1971, p. 5 .

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