mercredi 27 août 2014

LES DADIÉ, de GABRIEL à BERNARD. HISTOIRE D’UNE FIDÉLITÉ (3/4)

La formation de l’écrivain Bernard Dadié s’est développée sur trois grandes périodes et dans deux pays fort différents, sa Côte d’Ivoire natale et le Sénégal. On pourrait même dire : trois pays, car la Côte d’Ivoire relativement paisible qu’il avait quittée vers l’âge de vingt ans était, de ce point de vue, passablement changée quand il y revint treize ans plus tard.
B. Dadié "groupéen" (debout)
La première période, celle de l’apprentissage, commence réellement à l’EPS de Bingerville, alors capitale de la Côte d’Ivoire, et s’achève six ans plus tard à l’Ecole William Ponty de Gorée, au Sénégal.
Après une scolarité plus ou moins contrariée au début, Bernard Dadié fut admis en 1930, 2e sur 50, au Groupe scolaire central, qui deviendra plus tard l’Ecole primaire supérieure, de Bingerville. C’est là que, en 1934, avec Les Villes, se révéla sa passion pour la création littéraire. Première œuvre littéraire ivoirienne et première œuvre théâtrale africaine d’expression française, cette saynète se présentait comme un dialogue entre Assinie, Bassam, Bingerville, les trois anciennes capitales successives, Abidjan qui venait juste de le devenir, et Bouaké, la ville-ombilic de la colonie, qui pouvait logiquement espérer le devenir aussi un jour dans cette histoire où les villes jouaient au jeu des chaises musicales, l’une remplaçant l’autre dès qu’elle avait pris une certaine importance.
Avant Bernard Dadié, les élèves du Groupe scolaire central faisaient déjà du théâtre, mais ils se contentaient d’improviser quand ils étaient sur scène. Dadié fut le premier qui eut l’idée d’écrire une pièce. Laquelle, jouée à Abidjan, en 1933, à l’occasion de la Fête des enfants, remporta un grand succès.
Cette même année, Dadié fut reçu à l’Ecole William Ponty de Gorée, au Sénégal. C’est à Gorée que quatre ans après Les Villes, il écrivit sa 2e œuvre théâtrale, Assémien Déhylé, roi du Sanwi qui, jouée à Dakar et à Saint-Louis par les élèves de l’école, fut suffisamment appréciée par le public pour que la troupe soit invitée à la rejouer à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, pendant l'Exposition internationale de 1937. Dadié ne fut pas du voyage ; il était déjà sorti de Ponty et, ayant choisi de rester au Sénégal plutôt que de retourner en Côte d’Ivoire, il occupait un poste de commis d’administration à Dakar.
S’il est heureux d’être au Sénégal, Dadié n’en conserve pas moins la nostalgie du pays natal : « J’ai toujours aimé ma Côte d’Ivoire, confie-t-il dans une lettre à un ami resté au pays, et je l’aime encore plus depuis que je suis au Sénégal et je voudrais (…) que nous placions notre pays plus haut en cédant la place à nos enfants, c’est-à-dire que nous fassions de ce pays plein d’avenir autre chose qu’il n’est présentement ».[1]
La deuxième période englobe les épisodes du Front populaire, de la deuxième guerre mondiale, de la libération et des débuts de l’Union française, le nouvel avatar de l’Empire de même nom. Elle a pour champ Dakar justement, la capitale de l’AOF. Bernard Dadié travaille à l’IFAN au contact d’hommes comme l’historien et archiviste André Villard ou l’ethnologue Théodore Monod. « J’ai la chance, confie-t-il à Bernard Magnier, d’avoir commencé mon travail avec des jeunes Européens issus du Front populaire. J’écrivais depuis Ponty, avec Béart, en 1932-1936. Et puis Villard qui était archiviste m’a dit : "Pour dominer ton travail, il faut que tu lises". Il m’achetait des livres. Il me disait : "Ecris, écris !" ».
Dakar, c’est aussi une société « mélangée » où les sentiments d’appartenance raciale, si prégnants en Côte d’Ivoire, et les comportements qu’ils induisent chez les uns et les autres semblent inexistants.
Dakar, c’est enfin une fenêtre grande ouverte sur un monde encore inconnu, voire insoupçonné. En 1937, Dadié assiste à une conférence de Léopold Senghor et c’est l’occasion pour lui de découvrir les écrivains noirs ou métis des deux Amériques et des Caraïbes. Il lit Richard Wright, Jean Price-Mars, Jorge Amado, Claude MacKay. Il peut ainsi, écrit N. Vincileoni, se faire « une culture historique et socio-politique remarquable sur l’Afrique et la diaspora noire. Ses notes de lecture, les copies qu’il fait des documents qu’il ordonne aux archives remplissent un nombre impressionnant de carnets, où il puisera pour ses articles et ses œuvres à venir ».[2]
Dans Commandant Taureault et ses nègres, qu’il publiera en 1980, Dadié nous dit sa fierté lorsqu’il fit cette découverte : « (…) Un autre journal fut fondé par des nègres : La Dépêche africaine. Les quelques numéros qui purent franchir les lignes douanières (…) nous montrèrent les photos de nègres avocats, écrivains, professeurs, artistes, poètes, industriels. Nous n’avions pas besoin de les connaître ; les regarder était la preuve que nous pouvions nous réaliser, nous aussi ».
Nombre de titres que Dadié publiera à partir du milieu des années 1950 datent en fait des années dakaroises. C’est le cas de son tout premier poème, intitulé Mon cœur, qu’il a écrit en 1938 mais qu’il ne publiera qu’en 1956. Il en fut de même pour la nouvelle intitulée Mémoire d’une rue dont N. Vincileoni parle comme d’« Une belle page de littérature où l’Egalité, la Justice et l’Amour rencontrent Eros, où le discours canaille (…) est ému par le discours noble, un peu à l’image de l’univers littéraire de Dadié qui privilégie le mélange des tons ». Dans cette nouvelle, Dadié donne la parole à « Raffenel », du nom d’une rue célèbre et mal famée de Dakar. Certains de ses premiers essais littéraires paraissent néanmoins dans la presse locale. Ainsi, En 1942-1943, il collabore à « Dakar Jeune », organe semi-officiel, ou il fait paraître La Légende de la fumée ; Nénuphar, reine des eaux et Araignée, mauvais père.
B. Dadié (à gauche) et A. Diop
En 1945, Tam tam aux arènes, son 2e poème, paraît dans la revue « Genèse ». C’est aussi l’année de sa rencontre avec Alioune Diop, le futur animateur de la revue et des éditions « Présence africaine ». Diop était un Saint-Louisien musulman converti au catholicisme ; Bernard Dadié, lui, est depuis toujours un fervent catholique. Cette circonstance fit sans doute autant pour leur amitié que leur commun amour de la littérature africaine ou nègre.
Le 15 sept 1945, Dadié devient le secrétaire général de la section dakaroise du « Comité d’études franco-africaines » (CEFA), la première association ou Africains et Européens militent ensemble.
En 1947, avec Alioune Diop, il participe à la fondation de la revue « Présence africaine » dans laquelle il publie deux poésies : Réveil et Chérie. Diop lui propose de poursuivre cette aventure à Paris, mais il préfère rester en Afrique.
L’année 1947 est aussi l’année où son « exil » sénégalais prend fin après 13 années bien remplies. La troisième et la dernière phase de son apprentissage de la vie qui débute alors sera aussi la plus douloureuse. Mais ni lui ni personne ne le savent encore.
Le 20 avril 1947, répondant à un appel pressant de son père, le voici de retour au pays natal. Il a été rappelé dans un but précis : « Tu te bats au Sénégal, lui avait écrit le vieux lutteur, c’est bien. Mais ici, il y a bien plus à faire pour recouvrer notre dignité et pour faire accepter aux colons le respect de nos droits les plus élémentaires. J’ai besoin de toi ici, pour que nous nous battions ensemble. »
Au Sénégal, Bernard Dadié avait adhéré à l’Union démocratique sénégalaise (UDS), la section sénégalaise du Rassemblement démocratique africain (RDA) dès sa création. Intégré au Comité directeur du Parti démocratique de la Côte d’Ivoire (PDCI) qui en est la section ivoirienne, il est chargé d’animer la presse, fonction qu’il assumera de 1947 à 1953. À cette époque, tout en écrivant, sous différents pseudonymes, pour « Réveil », l’organe du RDA imprimé à Dakar, il fait paraître trois nouveaux poèmes dans la revue Présence africaine : Puissance (1947), Couronne à l’Afrique (1948), Chanter l’Afrique (1949).
Puis, c’est le drame. Le 6 février 1949, suite à une provocation des adversaires du RDA, 8 dirigeants du mouvement, dont Bernard Dadié, sont arrêtés. Après quelques jours de garde à vue à Abidjan, les prisonniers sont transférés à la prison de Bassam à bord du corbillard municipal, ce qui inspire à Dadié le titre de son premier poème militant, Le Corbillard de la liberté qui, repris en France dans la presse démocratique, le fit connaître d’un seul coup loin au-delà de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique.
En prison, Dadié continue d’écrire. Il écrit des articles pour « Réveil » et « Le Démocrate », l’organe du PDCI récemment créé, et qui est entièrement rédigé dans la prison-même. Il note dans son journal intime, au jour le jour, les événements qui surviennent à l’intérieur de la prison et l’écho, apporté par les visiteurs, de ceux qui se produisent hors les murs dans les quatre coins du pays. Journal qu’il ne publiera que bien des années plus tard, sous le titre de Carnet de prison.
Le jugement de l’affaire du 6 février a lieu du 2 au 23 mars 1950, et Bernard Dadié,
condamné à 3 ans mais bénéficiant du sursis, est libéré. Le même jour, il note dans son journal : « Je viens de vivre un autre aspect de la vie. Très instructif et riche en expérience. Mes adversaires politiques m’ont enrichi sans le vouloir et sans le savoir. J’ai compris ce que sont Pouvoir et Justice. Retour à Agboville, je trouve tous mes documents et livres achetés et accumulés de 1936 à 1947 à Dakar, ramenés avec moi et stockés à Agboville, détruits, rongés par les termites. (…). Riche documentation sur la colonisation et les événements de 1936 à 1947, sur les Noirs américains, etc. En plus des lettres, des photos et le manuscrit de Les Villes, pièce écrite en 1933, (…) »[3]
Ici prend fin le temps de l’apprentissage et commence celui où l’écrivain qui est en Bernard Dadié, va enfin pouvoir s’établir, si je puis dire, à son propre compte. Le prisonnier en sursis reprend ses activités dans le parti. Il est rédacteur en chef du « Démocrate » dont il rédige tous les éditoriaux, quoiqu’il ne soit plus autorisé à signer. Il se marie et son premier enfant voit le jour en 1951. La même année, la direction du parti décide de saborder « Le Démocrate ».
1953, avons-nous dit, fut une année importante pour Bernard Dadié. C’est l’année où il perd son père, où il reprend son travail de fonctionnaire à la bibliothèque et au musée et où a lieu le procès en appel de l’affaire du 6 février 1949. Cette fois, tous les condamnés sont acquittés… C’est évidemment le résultat d’un arrangement entre la haute direction du RDA et les autorités. Ce qui entraîne l’abandon de la ligne anticolonialiste pour celle de la « fraternisation ». Déçu, mais discipliné (« l’intérêt du pays commande », dira-t-il), Dadié se retire discrètement de la vie politique active, et fais le choix de poursuivre la lutte avec la seule arme dont il maîtrise le maniement, la littérature : « Tout dire sans aucune étiquette politique. Je poursuivrai sur le plan littéraire ce que j’avais fait sur le plan politique, mais avec beaucoup plus de liberté… », confiera-t-il bien plus tard à Nicole Vincileoni.
C’est dans cette période que se situe un premier feu d’artifice éditorial, avec, Légendes africaines (1954), Le Pagne noir (1955), La Ronde des jours et Climbié (1956). Ce dernier titre est un roman ou plutôt un récit largement inspiré de faits réels de la vie de son auteur, et dont Bernard Dadié avait bouclé le manuscrit dès le mois d’avril 1953. Jusqu’à cette explosion, il n’avait publié qu’un recueil de poésies intitulé Afrique debout ! (1950)
Suivrons, avec quelque distance, Un Nègre à Paris (1959), Patron de New York (1964) et la Ville où nul ne meurt (1968), des chroniques inspirées par les voyages de Bernard Dadié à Paris, New York et Rome, respectivement, et marquées au coin d’un certain dilettantisme, même si au fond il s’agit pour lui de poursuivre le même combat en adaptant sa stratégie à des conditions toutes nouvelles pour lui.
Puis vint le temps où Bernard Dadié produisit le meilleur de son œuvre dramatique, à commencer par Monsieur Thôgô Gnini (en bambara, thôgô gnini veut dire littéralement : celui qui cherche un nom), son chef-d’œuvre, portrait charge d’un nouveau riche cupide et cynique. La pièce fit sensation au Festival panafricain d’Alger, en 1969. La réussite se renouvela en 1971 au festival d’Avignon où fut créée Béatrice du Congo, la geste d’une Jeanne d’Arc africaine qui échoue comme l’autre à bouter hors de son pays les envahisseurs, en l’occurrence les Portugais.
Parallèlement à cette intense activité, Bernard Dadié poursuivait, depuis la loi cadre Gaston Defferre instituant l’autonomie, une carrière dans l’administration centrale : tour à tour, il est Chef de cabinet du ministre de l’Education nationale (1957-1959), Directeur des services de l’information (1959-1961), Directeur des Beaux-arts (1962-1963), puis, après un passage à l’Unesco comme vice-président du Comité exécutif (1964-1972), Directeur des Affaires culturelles (1973-1976).
En 1977, il devint même ministre de la Culture. Mais ce dut être un ministre bien aty­pique, même s’il le fut sans discontinuer pendant une bonne dizaine d’années. A ses collègues, il devait même paraître, certains jours, carrément hérétique vis-à-vis de l’orthodoxie d’un système guère enclin à considérer avec sérieux les choses de l’esprit. A preuve la réponse visiblement énervée qu’il fit, en octobre 1985, à un journaliste qui lui demandait sa définition de la culture : « La culture, ce n’est pas seu­lement une question de création ou de créa­tivité; c’est tout l’homme. Et c’est pourquoi le problème de son développement se pose (...) Il nous faut donc travailler à la construction d’une nouvelle société qui intègre concrète­ment dans le processus global de son déve­loppement nos valeurs culturelles (...). Trop longtemps conçu en fonction de la seule réalité économique, le développement doit désormais être perçu comme un phénomène global dans lequel les éléments culturels jouent un rôle de premier plan. Considérer le développement culturel comme une dimension essentielle du développement intégral, c’est reconnaître que, si la croissance économique est un facteur fondamental du développement, ce sont bien des choix d’ordre culturel qui en déterminent l’orientation et l’utilisation au service des in­dividus et des sociétés, en vue de la satisfaction de leurs besoins et de leurs aspirations légi­times. Ainsi, la croissance économique, qui est certes la clé du développement, cesse d’être en elle-même une finalité. Elle devient un moyen permettant de satisfaire les besoins de tous, y compris celui d’une possibilité d’épanouisse­ment complet »[4]. Six mois après, il y eut remaniement ministériel, et Dadié ne fut pas reconduit dans le gouvernement suivant. L’étonnant, c’est qu’on l’y ait toléré pendant si longtemps. Car c’est pendant qu’il était ministre qu’il publia ses œuvres les plus caustiques, les plus globalement critiques, comme dirait le professeur Barthélémy Kotchy, l’auteur de « La critique sociale dans l’œuvre théâtrale de Bernard Dadié », vis-à-vis « de la société, de ses institutions et de ses hommes au pouvoir »[5], comme s’il voulait se racheter à ses propres yeux de s’être compromis avec un système dont il ne partageait pas la philosophie jugée trop bassement matérialiste.
Le dernier feu d’artifice éditorial a eu lieu au début des années 1980 avec trois livres parus bien après la date de leur première ébauche que, selon Nicole Vincileoni, on peut si­tuer antérieurement à Climbié. Il s’agit de Com­mandant Taureault et ses nègres (1980), de Les jambes du fils de Dieu (1980) et de Carnet de prison (1981). Le fait intéressant c’est que, par leur contenu, ces trois livres ont beaucoup à voir avec le premier récit publié par Dadié : « Climbié, (…), et, à vingt-quatre ans d’intervalle, Les jambes du fils de Dieu et Commandant Taureault et ses nègres, écrit N. Vincileoni, font référence à la même période historique que celle où s’est déroulée la première partie de l’existence de Bernard Dadié. Un laps de temps qui va de l’enfance à ce "milieu du chemin de la vie" qu’est, approximativement, sa sortie de prison. »[6] 

Marcel Amondji  

(A SUIVRE)


[1] - Lettre à Octave Kablan.
[2] - N. Vincileoni, o.c.
[3] - Carnet de prison, jeudi 23 mars 1950.
[4] - « Fraternité Matin », 22 octobre 1985, p.6.
[5] - L’Harmattan, 1984.
[6] - N. Vincileoni, o.c.

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