dimanche 16 août 2015

En feuilletant « De Phnom Penh à Abidjan. Fragments de vie d’un diplomate ».5/5

Cinquième Partie

Sauvetage hors norme
(Pages 163-165) 

« En ce début d'été 2003, les combats avaient repris de plus belle à Monrovia, dans le Liberia  voisin où j'étais accrédité à partir d'Abidjan. Charles Taylor, chef de guerre devenu président de ce pays déchiré par l’une des guerres les plus cruelles qui fut, allait quelques mois plus tard  partir en exil au Nigeria avant d'être traduit et condamne devant la justice internationale pour crimes contre l'humanité. Une petite poignée de grands reporters et de photographes occidentaux couvraient avec un courage exceptionnel, au détour de chaque carrefour de cette capitale explosée, des combats aussi sanglants qu'ils n'avaient plus de signification réelle.  Le  photographe Patrick Robert de l’Agence Sygma fut gravement touché au ventre. Ses collègues nous téléphonèrent immédiatement, spécifiant qu'il aurait peu de chance de s'en sortir si une évacuation sanitaire n'était pas organisée dans les meilleurs délais.
La France n'avait aucun point d'appui ni antenne à Monrovia. Nous étions, avec le général Joanna, commandant à ce moment-là la force Licorne, contraints d'agir totalement à l’aveugle. La présence sur zone du général Bentégeat, chef d'état-major des armées, permit sans doute l'une des opérations les plus utiles mais aussi les plus risquées qu'il m'ait été donné de voir. L'urgence a fait que la décision et l’exécution ne se sont pas attardées dans des dédales diplomatiques ou administratifs. Les compagnons de Patrick Robert avaient charge de trouver les moyens de l’amener à l’aéroport. Licorne organisa pour sa part trois jours plus tard, alors que la résistance du blessé faiblissait gravement, une opération pour le moins audacieuse. Un Transal ayant à son bord une équipe médicale et un détachement des commandos des opérations spéciales effectua un atterrissage tactique sur le tarmac de l’aéroport de Monrovia sans qu'aucune autorisation de survol n'ait été demandée et, a fortiori, aucune permission d'atterrissage accordée. Aussitôt l’avion militaire français posé, moteurs en marche, les commandos se déployèrent sur le périmètre de l’aéroport pour sécuriser l'embarquement du journaliste. Nous avions accueilli à Abidjan son épouse venue en catastrophe. C'est avec la satisfaction de la mission accomplie que nous les saluâmes à l’aéroport Houphouët-Boigny, alors que ce couple si sympathique regagnait Paris par avion médicalisé. Les deux complices qui jouèrent un rôle déterminant dans cette opération hors norme de violation de souveraineté territoriale, les généraux Bentégeat et Joanna, étaient avec nous sur le tarmac. Je retiendrai surtout de cet épisode que Patrick Robert a eu le rare geste d'adresser par écrit des remerciements émus et chaleureux à toutes les autorités de l'Etat, à commencer par le président de la République, pour la part prise dans son évacuation. C'est si rare... »  

Où on nous apprend que le viol de souveraineté est un jeu qu’apprécient fort les Français, qu’ils soient diplomates ou militaires, et dans lequel ils sont d’ailleurs passés maîtres…, encore qu’ils n’osent s’y livrer en toute bonne conscience qu’en Afrique noire seulement.

Au risque de mourir bêtement
(Pages 235 à 236) 

« Tout aussi stupide, mais cette fois avec un retentissement historique, aurait été que réussisse la tentative d’étranglement que Guillaume Soro, alors chef de la rébellion ivoirienne, devenu par la suite Premier ministre de Gbagbo, puis de Ouattara avant d’occuper aujourd’hui la présidence de l’Assemblée nationale, ne put réprimer dans un salon particulier des annexes administratives de la basilique de Yamoussoukro. Représentants de la communauté diplomatique et responsables militaires de la force Licorne, nous tentions alors de faire entendre raison à quelques chefs rebelles réunis sous haute sécurité pour les amener à la table de négociations. La basilique était cernée par les forces françaises et survolée par nos hélicoptères. La salle où nous nous réunissions avait même été interdite à nos gardes du corps respectifs, condamnés à rester dans le couloir, et même fermée à clé. La tension montait à mesure que nous perdions l’espoir d’aboutir à quoi que ce soit. Je n’avais jamais caché mon aversion pour Soro, son opportunisme et ses trahisons répétées. »  

Une autre preuve que Le Lidec ignorait vraiment (et ignore toujours) tout des choses dont il était censé s’occuper comme représentant de la France en Côte d’Ivoire. Mais peut-on vraiment croire qu’il ne se doutait absolument pas de ce qu’était réellement ce guillaume Soro qu’il semble toujours considérer comme une sorte de Rastignac qui aurait réussi, par son « intelligence » et sa « force de conviction », à créer tout seul cette soi-disant rébellion et la mener à son terme ?

« N’était-il pas celui qui, lors de notre première rencontre à Bouaké en décembre 2002, m’avait demandé très sérieusement de préparer une camionnette bourrée d’armements et d’explosifs, de seulement lui indiquer l’adresse où elle serait garée dans Abidjan et qu’il se chargerait du reste pour éliminer Gbagbo. »  

Cette anecdote qui, quoi qu’en dise G. Soro et ses porte-plume, et même si le témoignage de G. Le Lidec a varié d’une occasion à l’autre, ne peut pas avoir été inventée de toutes pièces par l’ambassadeur, indique la nature et le niveau de la relation de confiance qui existait entre Soro et une certaine France. Non pas la France que nous aimons, mais la France des barbouzes, celle qui continuait chez nous le travail de sape initié par Jacques Foccart avec la complicité plus ou moins volontaire d’Houphouët, et que l’ineffable Pierre Mazaud représentait si goulument à Marcoussis.

« Ce dernier avait pourtant été son mentor et l’avait introduit sur l’échiquier politique ivoirien. » 

Présenté comme cela, c’est un peu court. En fait, Guillaume Soro est le « pupille » de quelqu’un d’autre – inutile de chercher à l’identifier – et, comme tel, très probablement, il était déjà repéré et « suivi » par la barbouzerie française prépositionnée, sans doute avant même de devenir ce qu’il fut à la Fesci. Le but du jeu étant d’introduire par ce biais, dans l’opposition naissante et forcément encore inexpérimentée, les ferments qui la dénatureraient ou qui retourneraient son énergie contre elle-même, comme cela se fit au Burkina Faso sous Thomas Sankara et contre lui, notamment avec Salif Diallo pour instrument. Ce qui fut certes atteint ici aussi mais, tout bien considéré, sans vrai bénéfice pour personne, contrairement au Burkina, du moins à ce commencement.

« Je n’ai plus un souvenir exact du point de négociation que nous abordions alors mais je me rappelle avoir dû mettre un terme, en la qualifiant d’hors sujet, à une violente diatribe dans laquelle Soro s’était embarqué contre la France. Mon « audace » ne fut pas jugée de son goût et il se précipita sur moi, ses mains en avant qu’il resserra progressivement autour de mon cou. » 

Un tel geste ne prouve pas seulement l’impulsivité de Soro, mais son intime conviction d’être un rouage suffisamment précieux du système secret, en tout cas un rouage plus important et plus indispensable que l’officiel et impuissant Le Lidec, pour se laisser insulter par lui dans de telles circonstances. Mais, pour le comprendre, il fallait savoir le fond des choses ou, au moins, s’en douter… C’est, me semble-t-il, l’interprétation qui correspond le mieux aux circonstances telles que décrites par Le Lidec lui-même, y compris l’attitude non-interventionniste des « deux généraux français de Licorne ».

« Je ne dus mon salut qu’à l’intervention immédiate et efficace de mes deux voisins, les ambassadeurs d’Italie et d’Espagne, devant ici avouer que les deux généraux français de Licorne, assis derrière moi, étaient restés de marbre. Mais peut-être étaient-ils dans la pièce d’à côté, comme me l’a récemment rappelé l’un d’entre eux. Le tumulte ainsi provoqué, avec les cris qui s’en suivirent, alertèrent les gardes du corps retenus à l’extérieur qui enfoncèrent la porte, l’arme au poing, pour ajouter au côté dérisoirement tragique de la scène où le Premier ministre de l’époque, Seydou Diarra, balbutiait des appels au calme et à la raison. Là encore, j’ai exigé des excuses de mon agresseur qui mit un mois à me les présenter. » 

Très intéressante !, cette histoire d’excuses et du délai pour les obtenir… Mais, ce qui l’eût été encore plus, c’est que Le Lidec rappelât aussi ce qui s’était passé durant ce long mois, et ce qui finalement réussit à faire plier Soro…

« Il n’empêche que ce grand spécialiste de la traîtrise est devenu, dès la réunion de Marcoussis, la coqueluche d’une bonne partie de la classe politique française.
En fait, l’expérience qui m’aura le plus marqué, s’il avait été question de menace réelle sur ma vie, survint en fin d’après-midi, le samedi 6 novembre 2004, boulevard de France à Abidjan. Après le bombardement le matin-même de la base française de Bouaké et la mort de neuf de nos militaires, et alors que l’émeute anti-française gagnait la capitale à partir des quartiers du nord, je sortais avec difficulté d’une entrevue épique que je rapporte par ailleurs avec un Laurent Gbagbo qui m’avait semblé hébété et dépassé par les événements. Notre convoi pour regagner l’ambassade, formé de la voiture précurseur, de la mienne et de la suiveuse, garnies d’au moins huit agents de l’EPIGN, fut brutalement stoppé sur le grand axe descendant vers le sud par une bande de gendarmes ivoiriens éméchés qui l’immobilisèrent aussitôt grâce à des herses placées de part et d’autre des véhicules. Ni le fanion sur ma voiture, ni les explications que mes gendarmes donnèrent par micro, les vitres d’un véhicule blindé ne s’ouvrant pas par principe, ne surent calmer la troupe vociférant. Celle-ci tenta en vain de briser les glaces, puis de renverser l’automobile, enfin d’y mettre le feu. Alors que je m’imaginais plutôt en sécurité dans cette cabine blindée du plus fort coefficient que nous avions héritée de notre consulat général à Barcelone, mon « épaule » assise à côté du chauffeur me détrompa vite en me demandant de regarder « à dix heures », c’est-à-dire devant en tournant les yeux à gauche. S’y trouvait, à moins de dix mètres de notre véhicule, un gendarme ivoirien tenant un RPG7 sur l’épaule dirigé contre nous. J’observais autant le regard aviné de l’homme qui louchait de façon presque comique sur sa ligne de mire que le doigt qu’il gardait sur la détente. Mes deux gendarmes de l’EPIGN, immobiles devant moi, firent chavirer mon assurance en m’affirmant qu’à cette distance si courte, nous n’aurions aucune chance d’échapper à l’explosion, quel que soit le degré de blindage de la voiture. Je me surpris à défiler ma vie à grande vitesse. C’est un gradé ivoirien qui arrêta le film en faisant irruption sur la scène. Il rabroua ses hommes, leur indiquant qu’il s’agissait d’un convoi diplomatique, en fit ôter les herses qui obstruaient notre passage. Il me salua d’un bon sourire africain lorsque nous reprîmes notre course sur le boulevard de France. » 

« Un bon sourire africain »… Encore un résidu ou un relent lévy-bruhlien, que ce « bon sourire africain » ! Peut-être même était-il béat, voire niais, comme le « sourire Banania » ? En tout cas, cet épilogue, qui aurait pu être dramatique mais qui s’est finalement terminé sur ce sourire tellement typique, confirme mon impression que ce livre n’existe que parce que Gildas Le Lidec a éprouvé le besoin de vider son sac de tout ce qui lui était resté sur le cœur après et depuis son passage en Afrique noire et, singulièrement, en Côte d’Ivoire. 
Cela dit, parmi tous les livres traitant de « la crise ivoirienne », c’est, me semble-t-il, dans celui-ci qu’on peut apprendre le mieux à discerner les vraies causes et les vrais enjeux de ce qu’on désigne sous cette expression.
 
Marcel Amondji
 

(Fin)

Prochainement dans ce blog
« Histoire d’une ambassade qui n’en fut jamais vraiment une »
par Marcel Amondji

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